BRUXELLES, 10 ET 11 MARS 2023
ARGUMENT
Peu avant la pandémie, début 2020, nous préparions le XXXème séminaire du CEDEP pour poursuivre plus de trente années de rencontres, réflexions et élaborations, initiées par Claude Louzoun autour des questions centrales des droits des patients et réalisions les profonds bouleversements auxquels nous étions déjà confrontés. Le séminaire n’a pu se tenir. Cette journée se propose de reprendre le fil de nos échanges.
Lors de la création du CEDEP, de nombreuses législations se travaillaient en Europe et essayaient de donner suite aux élans désaliénistes, portées par un esprit militant et l’espoir que le monde irait en s’améliorant… Donner la parole et leur place aux usagers de la psychiatrie, analyser les rapports de pouvoir, et l’évolution de la psychiatrie vers la santé mentale (avec sa double face de déstigmatisation et de contrôle des comportements) ont constitué les axes forts du CEDEP.
Nous sommes face à « Un monde qui bascule », cette formule tente de résumer la question qui nous mobilisait en 2020 et nous impose de le faire maintenant en essayant de donner un nouveau souffle au CEDEP en reprenant nos rencontres. Comment continuer à penser notre engagement dans un monde qui explose de conflits, s’étouffe de l’expansion des totalitarismes, fait de l’exclusion le maître mot des politiques et se précipite dans l’effondrement climatique ?
Comment se construisent nos subjectivités, individuellement et collectivement, dans une Europe où les politiques sont libérales en économie et restrictives pour les libertés individuelles, et dans un monde où l’usage des données massives nous transforme tout en nous contraignant à réfléchir au changement des modèles en cours ? Nous vivons maintenant dans un monde mis en données qui s’affranchit du monde du probable de la modernité ; il est gouverné par une prédictibilité statistique inédite qui vise désormais nos singularités.
Cette bascule peut donner le vertige, un sentiment de perte et de chute, mais elle peut aussi nous projeter vers des voies nouvelles, dont la cartographie reste à faire.
Cette journée propose d’y réfléchir, grâce à plusieurs interventions portant sur :
- L’impact du conflit en Ukraine sur les droits, l’accueil et la vie des populations directement et indirectement concernées par cette guerre,
- L’influence des usages du Big Data sur nos subjectivités,
- Les évolutions du droit pénal, obnubilé par la métrique du risque et la stigmatisation pathologique de la dangerosité,
- L’évolution de nos pratiques soignantes,
- L’usager de la psychiatrie, entre redéfinition de son identité et nouvelles déclinaisons de l’exclusion.
L’article 2 des statuts du CEDEP lui donne pour objectifs :
- La promotion d’une collaboration pour animer et développer les convergences critiques et créatives, au niveau européen, entre professionnels de la santé mentale, représentants des organisations de défense des droits civils et des intérêts des patients et des familles de malades mentaux, hommes de loi (magistrats, avocats, juristes, philosophes du droit), sociologues, chercheurs en sciences humaines et en santé mentale, administrateurs, élus nationaux et européens.
- L’étude concertée des législations et des politiques de santé mentale en application en Europe
- Le développement d’une réflexion, d’un débat, d’interventions et d’actions, au niveau européen, dans le champ de la santé mentale.
Les réalités que nous tenterons de cerner à travers cette journée nous conduiront-elles à adapter ces statuts ?
Bruno Gravier
PROGRAMME
Salle Adrienne Gommers, Louvain Learning Center,
Site de la Faculté de Médecine de l’Université Catholique de Louvain- Cliniques Universitaires Saint-Luc (Belgique), Av. Hippocrate 50
Woluwe Saint Lambert, métro Alma (depuis Bruxelles)
Chaque conférence dure 30 mn et est suivie de 30 mn de discussion
Vendredi 10 mars
18h30 Pot d’accueil
20h 00 Introduction, Bruno Gravier, Président du CEDEP, psychiatre, Yverdon, Suisse
20h15 Véronique Nahoum Grappe, anthropologue, Paris, France : « Temporalités en désordre : quand une guerre brouille les lignes »
Cet exposé voudrait tenter de décrire les spécificités et l’ampleur des bouleversements qu’a entraîné la première grande guerre du XXIe siècle en Europe déclenchée le 24 février 2022 par la Russie contre l’Ukraine. Décrire les spécificités du présent, du point de vue de l’ethnologie phénoménologique peut aider peut-être à mieux anticiper les lendemains.
Samedi 11 mars
9h-11h Conférences introductives
Modération : Claire Gekiere, psychiatre Aix-les-Bains, France
Marc Hunyadi, philosophe, Louvain, Belgique . « Colonisation numérique et vie de l’esprit »
Parce que nous devons toujours davantage passer par le numérique pour la moindre de nos actions, celui-ci tend à remplacer toutes nos relations naturelles avec le monde – monde des objets, des personnes, des institutions – par des relations techniques. Fait anthropologique de première importance ! On abordera ici quelques-unes de ses conséquences sur la vie de l’esprit
Christian Laval, sociologue, Lyon, France « Souci écologique et santé mentale dans un monde troublé »
L’addition d’une pandémie sans fin, d’une guerre aux portes de l’Europe, la destruction des sols et des nappes phréatiques, la multiplication des méga-feux et des inondations, bref la dévastation de la beauté du monde et des cultures n’est pas assimilable à un effondrement total tel que la collapsologie l’annonce. Elle procède par à-coup dans des temps et des lieux localisés, atomisés, seulement lorsque les points de ruptures affectifs sont atteints et dépassés (gilets jaunes, insurrections diverses, racisme systémique, violences genrées). En dernier ressort, le topos énergétique qui fait tenir différents collectifs de lutte se construit avant tout radicalement dans nos forts intérieurs par l’expression de nos désalignements affectifs entre résignation, révolte, éco-colère et éco -anxiété. D’où l’actualité de la rencontre entre souci écologique et attention soutenue à la santé mentale de ceux, de plus en plus nombreux qui survivent et résistent au quotidien.
11h00-11h30 : Pause
11h30-12h30 Sciences et subjectivité, nul ne serait ignoré par la science
Discutants : Jean De Munck, philosophe et sociologue, Louvain, Belgique, Paul Arteel, juriste Belge, Perpignan
Dominique Deprins, statisticienne, Louvain, Belgique : « Big Data : quand l’affect est devenu l’outil pour prédire »
La trame du monde des data est une mise en données du monde. C’est un monde éminemment statistique au point que la statistique en devient la médiation obligée, instruisant un nouveau rapport au réel. L’objet du Big Data, c’est la donnée elle-même, valeur de la variable manipulée par les TI, que la multitude hyper-connectée génère, spontanément et à foison, pour sa vie économique, sociale et affective.
Le Big Data est une affaire de prédiction, propriété fondamentale du vivant ; il inaugure un nouveau paradigme prédictif. En recourant aux algorithmes auto-apprenants de l’IA, sa visée est le réel lui-même. Par ses prédictions, le Big Data est capable d’objectiver le désir en tant que voyage affectif singulier des hommes connectés de la multitude. Le monde statistique des données massives en devient un monde de différentiation et de singularisation qui seront traitées en tant que telles.
La statistique gouverne. Quels sont ces nouveaux agencements politiques par la donnée ? Il sera question de micropolitiques – politiques affectives – par les prédictions inédites du Big Data. La statistique est également un instrument de pouvoir. Comment cette volonté prédictive dessine-t-elle les contours d’un nouvel instrument de pouvoir, un « ontopouvoir » (B. Massumi), – un pouvoir affectif – qui se prolonge au-delà du biopouvoir (M. Foucault) ?
Ces nouvelles rationalités statistiques substituent-elles leurs propres sources de signification et de volonté à nos actions, nous désubjectivant ? Dans ce monde désormais très outillé d’un vaste réseau en extension continue de machines humaines et non-humaines interconnectées, on peut s’interroger sur le sort réservé à une santé mentale prédictive, « sans médecine, ni malade » (G. Deleuze)
12h30 13h30 Repas sur place
13h30 -14h30 Et si le droit disparaissait ?
Discutants : Bruno Gravier,
Ulrich Kobbé, psychologue, Lippstadt, Allemagne, « Qui danse avec la loi…. De dialectiques arbitraires, de prévoyances médico-légales »
La psychiatrie judiciaire allemande connaît un changement important par des décisions concernant les droits de malades délinquants (et/ou de délinquants malades). Ceci réclame une réflexion critique de l’esprit du temps (« zeitgeist ») médico-légal, voire, des vagues de la politique criminelle avec des questions concernant (1) le statut d’autodétermination du sujet de droit, (2) le stigma « psychopathe » resp. « personnalité dyssociale », (3) le destin du sujet avec une prévision défavorable, (4) la notion « dangereux » et l’importance du « risque ».
Questions à discourir : Est-ce qu’au nom de la liberté, on commet le pire ? Est-ce qu’ici la loi implique sa propre transgression ? Quelles sont les logiques des impératifs (quasiment sadiens) d’un droit comme droit libertaire de jouir ma déviance, ma maladie, mes caprices d’exactions ?
14h30-15h00 : pause
15h00-17h00 : Trouble dans la maladie mentale-illness trouble : identité ou stigmate ?
Discutants : Paul Arteel, juriste Belge, Perpigan, Eric Messens, psychologue, Bruxelles, Belgique.
Gerald Deschietere, psychiatre, Bruxelles « Comment faire avec le temps dans nos pratiques soignantes »
La pratique de la psychiatrie dans le monde contemporain se codifie essentiellement en fonction d’une tarification horaire. Une analyse de la dimension du temps dans les pratiques soignantes tentera d’indiquer les basculements de la psychiatrie vers une approche où s’estompe la distinction entre cette discipline médicale et le domaine de la santé mentale, probablement au détriment des personnes historiquement considérées comme les plus nécessiteuses de soin. En constatant la dilution de la psychiatrie dans le vaste champ de la santé mentale, et en soulignant les effets positifs inhérents à celle-ci sur la destigmatisation des usagers, ne sommes-nous pas en train de produire à contre-courant une psychiatrisation ubiquitaire de la société ?
Rebecca Muller, présidente de l’association des patients bipolaires flamande (Ups&Down) et Cécile Histas, administratricede l’association de patients bipolaires francophone (Funambule). « Stigmatisation et identité, évolutions récentes, du point de vue du patient et des associations de patients ».
(Argument à venir)
17h00-17h15 conclusions
Bruno Gravier : brève synthèse, perspectives pour le CEDEP.
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Comité d’organisation : Bruno Gravier, Claire Gekiere, Eric Messens, Gérald Deschietere, Dominique Deprins, Paul Arteel, Christian Laval, Véronique Nahoum-Grappe, Ulrich Kobbé.